Mot et expérience de la traductrice de L’étrange alchimie de la vie et de la loi
Posted: 30 December, 2021 Filed under: Christine Schurmans | Tags: Judge Albie Sachs, Juge Christine Schurmans, L’étrange alchimie de la vie et de la loi, South African Constitutional Court, The Strange Alchemy of Life and Law Leave a commentAuteure: Juge Christine Schurmans
Ancienne Conseillère, Cour d’appel de Bruxelles et Présidente honoraire du Conseil de la concurrence (Belgique)
Bonjour à tous ! Un grand bonjour de Kigali !
Vous me voyez émue de participer à la présentation du livre « L’étrange alchimie de la vie et de la loi », en langue française. J’avais déjà rencontré Albie Sachs lorsqu’il m’a demandé si j’aimerais traduire son ouvrage et nous avions eu de nombreux échanges. Le connaissant déjà, j’étais certaine que j’allais vivre une belle aventure en découvrant sur papier ses pensées sur l’injustice, celles sur la justice, et en traduisant ses réflexions sur le rôle du juge en général, sur celui d’une Cour constitutionnelle en particulier. Mais cette aventure a dépassé toutes mes attentes ! Elle a pris aussi beaucoup plus de temps et je m’en excuse.
Bien que traduire ne soit pas mon métier, mon objectif était bien entendu de traduire le plus fidèlement possible. Le problème était que je m’arrêtais à chaque page pour réfléchir, méditer, faire des recherches, apporter quelques précisions historiques ou géographiques utiles pour le lecteur. Je restais aussi en dialogue avec Albie Sachs dès que j’avais un doute ou une question et l’auteur s’est montré très patient !
Chers tous, cet ouvrage est unique !
D’abord parce que Albie Sachs n’est pas seulement un témoin de la période de l’apartheid et de la transition vers un régime démocratique respectueux de l’égalité. Victime du système injuste, il gardait espoir, il s’est battu pour une transition sans violence, il s’est imprégné des souffrances, craintes et espérances de chacun, a inspiré une justice fondée sur la découverte de la vérité et la réconciliation et enfin, il a accepté d’assumer la fonction de juge à la Cour constitutionnelle d’Afrique du Sud, chose totalement inattendue pour lui. Il s’agit d’une très haute fonction, non pas en raison du prestige qui l’entoure mais bien en raison du poids de la responsabilité qui allait peser sur lui et sur ses collègues. L’ouvrage est aussi unique car il est rare, même exceptionnel, que les juges s’expriment sur la façon dont ils vivent cette expérience de juger. Le juge Sachs s’exprime et il prend même la liberté de partager ce qu’il a ressenti en tant que juge et en tant qu’homme, à l’occasion de cas concrets dont il a eu à connaître.
Bien souvent, en Europe en tout cas, le juge est perçu comme un personnage distant qui ne s’exprime qu’au travers de ses décisions, qui ne dévoile pas ses émotions et ses doutes et encore moins les circonstances dans lesquelles ses idées surgissent et se contredisent, l’étincelle qui a fait jaillir l’ébauche d’une solution, le long travail de vérification et de motivation. Le juge est très souvent craint. Les expressions de la langue française en disent long à ce sujet. Ne dit-on pas, lorsque quelqu’un doit comparaître devant un tribunal, une cour, pour être jugé, qu’il est traîné devant le juge ? Et lorsque le juge a décidé sur le litige, qu’il a tranché ?
Avec cet ouvrage, Albie Sachs rompt la glace entre le juge et le justiciable. Lui n’est pas un personnage placé sur un fauteuil surélevé qui proclame la vérité judiciaire. Il se présente avec modestie comme quelqu’un qui doute et hésite beaucoup, qui rit et pleure, qui se méfie de lui-même, de ses premières idées ou encore de l’influence que peuvent exercer dans la recherche de la solution, son propre vécu ou ses idées personnelles de ce à quoi devrait ressembler un monde meilleur. Il cherche la solution dans la loi et la ratio legis, mais aussi dans des concepts universels tel que celui de « la dignité humaine », irréductible. Il s’agit d’une alchimie emprunte d’une grande rigueur. Albie Sachs plaide aussi dans cet ouvrage, de façon remarquable, pour une forme de justice centrée sur la reconnaissance des faits et les excuses, une justice qui rétablit mieux l’estime de soi et celle que l’on peut attendre des autres que ne le fait la justice qui sanctionne et est rendue au terme de débats sur l’accusation et la défense. Je suis d’accord avec lui.
L’ouvrage est d’une grande utilité pour le public. Il ouvre la porte sur un monde souvent inconnu. Sa lecture est inspirante pour les juges, cette grande communauté de juges à laquelle Albie Sachs est fier d’appartenir lorsqu’il lit une décision courageuse. Elle est fascinante pour les juges qui comme moi, travaillent dans un système dit « régalien » où les juges qui délibèrent ne peuvent s’exprimer que d’une seule voix, sans même pouvoir indiquer si la décision est prise à l’unanimité ou à la majorité. Or, je suis certaine que la justice présente une plus grande humanité lorsque les juges qui sont en désaccord sur la décision ou sur la motivation, ont la possibilité de faire connaître leur propre opinion. Une plus grande humanité envers celui ou celle qui a perdu et qui désire comprendre. Je suis aussi convaincue que ce système encourage la qualité des décisions et place le juge devant sa propre responsabilité mieux que ne le fait le système régalien.
En lisant le livre, on comprend aussi que de par le monde, les juges sont confrontés aux mêmes questions, à des questions qui n’ont pas encore été débattues dans les parlements et que la loi ne règle pas ou règle mal. Ceux qui imaginent que les juges pourraient être remplacés par des robots n’ont pas encore lu l’ouvrage de Albie Sachs: les robots ne font pas tac/tic mais seulement tic/tac ! Je conclus en disant, cher Albie, qu’aborder en profondeur tant de thèmes et partager tant de riches réflexions en si peu de pages, relève du miracle de cette étrange alchimie dont tu n’as sans doute pas encore révélé tous les secrets…
Cette intervention est également accessible sur YouTube en cliquant sur ce lien.
A propos de l’auteur
Christine Schurmans est ancienne conseillère à la Cour d’appel de Bruxelles et présidente honoraire du Conseil de la concurrence (Belgique)