« L’étrange alchimie de la vie et de la loi » du Juge Albie Sachs : Commentaire

Babacar-KanteAuteur: Babacar Kanté
Doyen honoraire de l’UFR des Sciences juridiques et politiques de l’Université Gaston Berger de Saint-Louis (Sénégal)

 

La lecture de ce livre du juge Albie Sachs, intitulé «L’étrange alchimie de la vie et de la loi », m’a donné l’impression de tenir un miroir dans la main pendant tout le temps que je le parcourais. L’ouvrage m’a en effet renvoyé à des questions existentielles sur moi-même en ma qualité d’ancien juge constitutionnel de mon pays, le Sénégal, et sur le système judiciaire de l’Afrique de l’Ouest dont nous avons hérité. L’analyse convaincante et séduisante de l’auteur ne laisse pas le temps à l’esprit de vagabonder.  En définitive, j’ai trouvé dans le livre du juge Albie Sachs, comme il le dit lui-même quand il découvre la confirmation de ses idées chez d’autres auteurs, une source de réconfort. Rien que pour cette raison, l’auteur mérite mes remerciements et félicitations.

Après ma nomination au Conseil constitutionnel, je me suis posé des questions qui, en raison de leur naïveté peut-être, ou de leur caractère philosophique ou théorique, n’ont pas trouvé à mon sens suffisamment d’écho auprès de la plupart de mes collègues de l’Afrique de l’Ouest. Je me suis alors retrouvé dans une forme d’impasse intellectuelle et de solitude, que le juge Sachs m’a enlevée.

Je me suis en effet demandé, dès mon installation, quelle était ma « raison d’être » comme juge constitutionnel, quelle était la finalité de la fonction du juge constitutionnel, d’où parlait le juge constitutionnel ? Je suis ravi de constater que le juge Albie Sachs s’est non seulement posé les mêmes questions après sa nomination à la Cour constitutionnelle au terme d’un parcours hors du commun mais, qu’en outre, il y apporte une réponse, à certains égards, très proche de la mienne.

Le projet de Traité constitutionnel européen contenait plus de 500 fois le terme de « valeurs ». C’est une preuve, s’il en fallait, de l’attachement du vieux continent à ses valeurs fondatrices. Le temps ne m’a pas permis de compter le nombre de fois où l’auteur emploie les termes «dignité», « égalité » et « liberté ». Mais, à n’en pas douter, la protection et la promotion de ces trois valeurs structurent sa pensée et constituaient le cœur de métier du juge constitutionnel qu’il a été.

Pour ma part, évoluant dans un contexte dit (souvent à tort me semble-t-il) de transition démocratique, qui se caractérise par une anonie sociale et une instabilité chronique de nos institutions, je pensais que l’enjeu de la justice constitutionnelle était, fondamentalement, de garantir la stabilité de nos sociétés politiques. Comme le soutenait en effet Frederic Worms dans son ouvrage sur « Les maladies chroniques de la démocratie », la violence constitue aujourd’hui la plus  grande menace contre l’aspiration à la démocratie. Cette violence trouve une de ses sources dans la lutte contre l’inégalité et l’injustice sociales, telles qu’elles sont vécues ou perçues par les citoyens.

En mettant l’accent sur la dignité comme principe matriciel ou finalité lointaine de la justice constitutionnelle, le juge Albie Sachs réconcilie le droit et la justice à travers la primauté de l’humain. Je partage totalement cette philosophie. Je considère en effet que le droit en général, le droit constitutionnel et la justice constitutionnelle en particulier, devraient remplir une fonction irénologique, c’est-à-dire de pacification de la vie en société. Cependant, il ne peut atteindre cette finalité qu’en faisant de la promotion de la liberté et de l’égalité un principe axiologique, comme le suggère le juge Sachs. Mais si la recherche d’un fondement explicatif et justificatif (la dignité, la paix) par le juge de sa décision est nécessaire, sa mise en œuvre n’en reste pas moins  difficile.

Je me suis aussi demandé si le système judiciaire auquel appartient mon pays permettait d’atteindre ce que je considérais personnellement comme un idéal. A la lecture du livre du juge Albie Sachs, j’ai eu la confirmation, là aussi, de la part d’un éminent membre de la doctrine organique, de ce que je pressentais :  l’importance accordée aux droits économiques et sociaux des citoyens par les systèmes juridique et judiciaire de l’Afrique du Sud. C’est un signe de progrès du système sud-africain par rapport à celui des pays de l’Afrique de l’Ouest. Dans nos régimes, le contentieux quantitativement le plus important porté devant le juge constitutionnel est relatif, encore et toujours, aux élections avec, en toile de fond, l’interminable et irritant débat sur la durée et le nombre de mandats du Président de la République. C’est, paradoxalement, le signe, contrairement à ce que l’on pense dans certains milieux d’ailleurs, d’une absence de vitalité de la démocratie.

La faiblesse de nos systèmes réside en effet, du moins en partie, dans le fait que les citoyens n’ont généralement pas un accès direct au juge constitutionnel.  C’est une sérieuse lacune dont souffrent nos systèmes d’organisation de la justice constitutionnelle. Elle empêche effectivement les citoyens de faire valoir personnellement et directement leurs droits, contrairement à ce qui se passe en Afrique du Sud.

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La protection juridictionnelle des droits économiques et sociaux par le juge constitutionnel au profit de leurs bénéficiaires, pose cependant un redoutable problème juridique, que l’auteur n’élude d’ailleurs pas. Il y consacre des pages d’une profondeur philosophique et d’une épaisseur scientifique admirables.  Reconnaître une force contraignante à ces droits est une chose, en faire jouir concrètement leurs bénéficiaires en est une autre; le juge constitutionnel  n’ayant pas de pouvoir d’exécution forcée. L’attachement viscéral du juge Albie Sachs à la dignité de l’individu suffira-t-il à résoudre cette difficulté ? La qualification de certains de ces droits, d’une particulière sensibilité en Afrique, comme l’accès au logement ou aux soins ainsi qu’il en donne des exemples, d’objectifs de valeur constitutionnelle est peut-être une piste à explorer. De même la technique du juge allemand, tendant à imposer aux pouvoirs publics des obligations positives, constituerait peut-être un début de solution. Mais ce n’est pas gagné d’avance.

Toujours est-il que la prise en compte de ces droits, pour faire de la justice constitutionnelle une justice au bénéfice du citoyen, est une des nouvelles exigences de la démocratie. Cette approche mérite une plus grande considération en Afrique de l’Ouest. J’espère que tous ceux et toutes celles qui auront la chance de lire cet ouvrage éprouveront la même sensation que moi et qu’ils ne laisseront pas tomber le miroir.

Je souhaite que ce livre du juge Albie Sachs se retrouve entre les mains de tous les juges constitutionnels notamment africains, quel que soit par ailleurs le contexte dans lequel ils évoluent. Il constitue en effet une source d’inspiration non seulement du point de vue des valeurs humaines qui devraient animer la justice constitutionnelle surtout, mais aussi des techniques juridiques destinées à les mettre en œuvre. Sa traduction en français est une initiative rare qui mérite d’être saluée. Elle contribue à briser les barrières qui séparent, d’une part, les espaces anglophones et francophones du continent et, d’autre part, les systèmes de civil law et de common law, à un moment où le droit constitutionnel s’internationalise et se globalise.

Cette intervention est également accessible sur YouTube en cliquant sur ce lien.

A propos de l’auteur
Babacar Kanté est Doyen Honoraire de la Faculté des Sciences Juridiques et Politiques de l’Université Gaston Berger de Saint-Louis (Sénégal). Il est ancien vice-président du Conseil constitutionnel du Sénégal



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